Chapitres 1 à 6

 

La rugosité du texte pour la fluidité de la pensée


 

 

PROLOGUE

 

 

 

 

 

 

 

 

               Toutes les portes semblaient alors entrebâillées.

         C'était bien auparavant.

         Boris se tenait, immobile et indécis, à l'orée de l'âge adulte. Nul chemin ne paraissait conduire à la voie sûre. Les portes en trompe-l'œil l'avaient enfermé au creux d'un micro univers obtus et sec. Boris cherchait en vain l'ouverture, la brèche par laquelle il s'échapperait pour retourner à l'origine et au vide primordial.


         Boris entra en songe comme en religion. Il ignorait alors que le rêve venait de le prendre et qu'il le guiderait de loin, semant sur sa route des cristaux précieux.


         Une pie rôdeuse était venue se poser sur l'épaule gauche de Boris. Elle se faufila furtivement sous sa chemise pour se laisser glisser sur la peau.

         L'oiseau cruel et rapide alla lui percer le dos en y enfonçant son robuste bec et entailla profondément les deux épaules du jeune garçon.

         Il ne ressentait pas de douleur, plus de souffrance.

         Boris souleva avec précaution la peau déchirée. Il frémit à la vue des profondes blessures. Il ne se pressa pas pour refermer les ouvertures. Ces blessures là ne saignaient pas. L'enveloppe était fissurée mais l'être libéré.

         Boris se sentit envahi d'une vague de soulagement intense. Il lui semblait même goûter une plénitude nouvelle, d'une consistance inconnue.

 

         Le rêveur avait perçu, en une réminiscence de clairvoyance, le chemin abrupt qui jaillissait de la rupture de carapace. L'ouverture ne pouvait être un don gratuit de l'extérieur. La libération émanait de son désir seul de se joindre à l'Unité par une brèche voulue et entretenue.


         Au-delà de cette porte s'élevait la cathédrale terrible qui repoussait les veules et perdait les ignorants. C'était l'empire des ténèbres, protectrices de la claire lumière.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 1

 

 

 

 

 

          Boris avait pénétré le rêve.

         Clara l’accompagnait sur la piste de cette nouvelle strate de conscience.

         Ils remontaient maintenant le chemin des jardins, contournant les taillis fouillis et les cerisiers isolés. L’allée caillouteuse, creusée d’ornières, menait à l’ancien dépotoir du village. Les matières usées et détruites avaient abandonné cet îlot oublié que le sol brun venait recouvrir insidieusement.

         La promenade familière conduisait au territoire où Boris avait erré durant son enfance. C’était alors, le temps du cycle où le chaos régnait sur les éléments solides.

 

         Le rêve déformait la réalité présente. La balade à rebours avait dépassé le temps écoulé. Le souvenir était allé trop loin.

         Un cimetière de merveilleuses voitures anciennes remplaçait maintenant les ordures ménagères. Les herbes hautes et fleuries se balançaient entre de luxueuses automobiles qui n’existaient plus que sur les livres d’antan. Une douce chaleur enveloppait graminées et carcasses brillantes.

         Parmi les longues tiges sveltes et dorées, un très vieil homme s’amusait. Il jouait à conduire une « Traction avant » amputée de ses roues. La brise tiède chantait à travers son corps.

         Le dépotoir n’était plus celui du souvenir.

         Boris hésitait à apparaître en ce musée sauvage, jardin secret d’un adorateur illuminé.

 

         Il y avait un bâtiment délabré un peu plus loin, derrière les longues herbes. Boris et Clara s’en approchèrent pour franchir l’ouverture d’entre-les-lieux.

         Ils se retrouvèrent en un endroit qui avait dû être un commerce, bien auparavant. Il n’en restait que les murs nus et ocrés, lissés de poussière serrée.

         Clara s’effaça du rêve à mesure que les rayonnages de la pharmacie reprenaient forme. Elle disparut tandis que Boris s’imprimait davantage dans la réalité non ordinaire. Il n’était plus spectateur passif. Son intention écoutait le pouvoir du lieu.

         L’image de la boutique de l’apothicaire était nette et complète maintenant. Des vases lustrés garnissaient les étagères. Le comptoir luisait de cire fraîchement passée.

         Boris aurait aimé y trouver les cristaux.

         Il pénétra un peu plus au cœur de la bâtisse et découvrit une vieille armoire dont les planches disjointes s’étaient affaissées. Le jeune homme sourit.

         Les pierres attendaient là, encore emballées dans de petits cartons ajourés. Les paquets centenaires patientaient dans l’attente de la venue du visiteur.

         Des cristaux d’améthystes brillaient dans la douce pénombre.

 

         Boris s’immobilisa là, se prolongeant dans un moment sans fin. Il contemplait les cristaux mauves.

         Les améthystes balisaient ses rêves. Elles le conduisaient fidèlement sur les traces de ses mémoires oubliées.

         Des fantômes errant dans le rêve brisèrent la contemplation méditative. L’harmonie homme-cristal se rompit. Les intrus demandaient avec l’agressivité de l’ignorance à puiser dans le trésor. Boris le leur concéda d’assez mauvaise grâce, implorant leur modération.

         Boris ne se sentait pourtant aucun droit sur ce lieu, sur ces pierres érigées. Seule, la symbiose qui s’y était révélée, lui avait conféré le pouvoir de répondre aux rêveurs inconscients.

         Il leur montra un tronc, scellé au mur opposé, destiné à recevoir les khataks sonnants. Mais les intrus avaient disparu avant même de laisser leur offrande.

 

         Boris contemplait les cristaux.

         Il se contenta d’en emplir sa pensée et alla déposer un billet dans l’urne restée vide.

         Boris découvrit alors que le fond de la boutique s’était métamorphosé en une cathédrale, comme si le billet avait actionné une serrure secrète.

 

         Les améthystes palpitaient sur leur rayonnage.

         La nef de la cathédrale s’était dévoilée.

 

         Boris suivit le dallage clair qui menait au centre du monument. L’étroit chemin s’arrêtait net, suspendu au-dessus des profondeurs insondables de cryptes obscures. Il n’avait nulle peur de la béance qui s’ouvrait à ses pieds.

         En levant les yeux au ciel, il découvrit une très haute charpente, fondation inébranlable pour la pointe aiguë de la flèche semblant s’aiguiser à l’infini.

         Boris, avancé au-dessus des entrailles de la terre se sentait irrémédiablement happé vers la flèche de la cathédrale surgie de l’ancien dépotoir.

         Quelqu’un, quelque chose avait donné cette cathédrale à Boris, ou plutôt, Boris détenait la certitude que cette cathédrale lui avait été offerte.

 

         La réalité diurne, crue, s’en revint et reprit son contrôle. L’ancestral dépotoir s’enfonça à nouveau sous les mottes terreuses qui le recouvraient depuis bien des années. Seuls, quelques déchets de verre et de plastique émergeaient encore des sillons droits que traçaient les engins agricoles. Les tracteurs lourds labouraient, hersaient, roulaient la terre qui avait recouvert les fragiles racines de la cathédrale.

         Boris devait apprendre à ouvrir les yeux.

         Il lui fallait retrouver le chemin des jardins et chercher l’édifice sublime.

 

         Le songe n’était pas une illusion. Pas plus que ne l’était un illusoire voyage vers toutes les améthystes lointaines que Boris pressentait.

         L’heure était au départ, comme si l’impossible semblait moins inaccessible sous d’autres soleils.

         Et quand bien même le voyage serait-il illusoire, tout n’est-il pas qu’illusion ?

 

 

 

 

 

 


 

Chapitre 2

 

 

 

 

 

         L’avion allait se poser ici.

         Boris abordait l’inconnu en connaissance.

         Il venait de rencontrer deux jeunes français qui le poussèrent sans délicatesse sur cette terre aux antiques traditions. Le mythe de l’Inde implosa avant même de s’être révélé. Les tentateurs offraient en signe d’accueil les premiers paradis illusoires.

 

         Boris n’éprouva aucune surprise à se retrouver mêlé à la masse bruyante et colorée. Il aimait louvoyer parmi la foule grouillante. Il lui semblait la connaître depuis toujours.

         Les trois voyageurs prirent une chambre d’hôtel dans le vieux quartier de Pahar Ganj. L’endroit était bleu ciel, la pénombre chaude.

         Dès qu’ils eurent déposé leurs légers bagages, ils s’empressèrent de sortir pour une promenade dans Old Delhi. Le prétexte de la balade se transforma rapidement, sous l’influence de l’un des compagnons de fortune, en une recherche avide du revendeur. Ce fut la course au dealer, comme ailleurs. La frénésie se poursuivit sous la conduite d’un Indien, les perdant au travers d’un dédale d’immeubles éventrés où gisaient des hommes inconscients. Un voile sordide recouvrait ces lieux. L’excitation du junky était à son comble. Il n’avait plus de raison que de se transpercer les veines. L’issue sinistre s’ouvrait sur une mort sale et inutile, dans un linceul de poussière grise.

         Boris n’avait pas envie de jouer.

         Le voyage était un itinéraire de solitaire. Droit.

 

         La nuit, il alla déambuler dans la ville endormie, chaude de ses ordures odorantes. Des hommes dormaient dans la rue, allongés sur les trottoirs. Il n’y avait pas de toit à la grande maison.

         Boris voulait continuer seul.

 

         Boris oublia ses compagnons endormis. Il lui fallait trouver un billet de train pour se diriger vers l’est du pays. La chance l’aida à outre passer les tracasseries de l’administration indienne. Il obtint un billet pour Darjeeling en s’adressant à un bureau qui n’avait que des relations indirectes avec la compagnie de chemins de fer.

         Tout peut arriver, ici comme là-bas.

         Le soir même, Boris quittait Delhi.

 

         La gare était une ville dans la ville. Mendiants, commerçants, errants, s’y croisaient et se poursuivaient, peut-être sans être jamais montés dans les wagons débordants d’humains. Boris suivit le flux qui le porta sur les quais où trônaient les formidables machines noires et haletantes. Les battements de vapeur insufflaient la vie à cet univers hermétique.

 

         Le convoi s’ébranla dans un long râle d’expiration. La locomotive expectora sa chaleur humide et sombre trop longtemps contenue.

         Le voyage s’étira sur trente deux heures de claustration.

         Le compartiment couchette ressemblait à une boîte d’oiseleur, avec ses inséparables, impeccablement alignés sur leurs perchoirs superposés.

         De jeunes Sikhs aux longs cheveux riaient. Un précieux duvet habillait leurs fins visages de jeunes filles. Ils partaient pour la guerre, en Assam.

         Pour Boris aussi, ce train conduisait vers la guerre, vers une autre guerre.

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 3

 

 

 

 

 

         Il était cinq heures du matin.

         La monstrueuse machine à vapeur venait une nouvelle fois de s’immobiliser. Le soleil se levait sur le Bengale indien.

 

         Boris s’extirpa du wagon endormi. Il devait passer quelques heures à attendre le petit train à vapeur qui le mènerait lentement à Darjeeling. Dès sa descente, un employé de la gare se colla à lui. Le jovial homme à casquette le conduisit d’une salle d’attente à une autre. Il essayait de contenir les déplacements du voyageur aux lieux protégés de la gare. Il servait de bouclier contre une horreur certaine.

         Boris arriva à fausser compagnie à l’encombrant ange gardien.

         Il fut aussitôt assailli par une nuée d’enfants loqueteux, des petits réfugiés bengalis. Ils portaient la marque indélébile de la faim. Leurs ventres étaient gonflés, semblant prêts à éclater. Certains avaient les cheveux sans couleur. Tous montraient les mêmes yeux éteints, la peau et le regard de vieillards. Des regards d’êtres qui attendent patiemment la mort.

         Ce fut la première et la dernière fois que Boris vit la faim. Ou bien, peut-être, admit-il la réalité de l’intolérable.

         Il donna toute la monnaie qu’il possédait. Commença alors un interminable face à face avec les apprentis moribonds. Boris, lâchement, pu fuir l’insistance passive et sans espoir des enfants en se précipitant dans le train qui fini par aborder le quai.

         Les enfants les plus vifs se remirent à ramasser les débris de charbon qui traînaient sur les voies. Les autres, entassés dans les couloirs de la gare, attendaient on ne sait quel sombre convoi.

 

         A la lumière du petit matin, les illusions semblaient encore plus vaines et tristes.

 

 

 

         Tout n’est-il pas qu’illusion ?

         La réalité nocturne jouait ce cours de chinois. Elle reproduisait le développement graphique d’une colonne grecque. C’était un rêve.

         Un idéogramme était tracé, net. Boris le connaissait. Il s’en souvenait maintenant.

         Le croquis de la colonne était dessiné. La colonne n’était pourtant pas. Le dessin ne représentait pas une colonne pleine mais se servait de l’espace extérieur au volume pour laisser entrevoir l’essence de la pierre taillée. Les limites du « un » avaient cédé. L’élément retournait à la vacuité universelle.

         Il n’y avait pas la représentation d’une colonne classique. Boris en avait une perception différente. Il percevait la vision intime de l’ouverture sur l’essence de l’objet.

         La colonne grecque était fendue d’une brèche démesurée et, sa coquille rompue s’ouvrait sur un immense « elle-même » qui s’unissait à la Réalité.

 

         La vie, la mort se mêlaient. Le « un », le « tout » s’unissaient. Boris était blessé, ébréché. Au petit matin, la confusion le reprenait. Et lui, s’accrochait à l’illusion de la lumière du jour.

        

        

 

 

 

 

 

 

Chapitre 4

 

 

 

 

 

         Boris voulait se rendre à Darjeeling pour y rencontrer Tukse Rimpoche. Nalini lui avait vanté le savoir de ce grand maître Tibétain. Elle avait raconté à son ami la rencontre extraordinaire avec le lama qui avait transformé sa vie. Les tours pendables que lui avait joués le Maître, étaient venus forcer sa perméabilité à l’enseignement tibétain.

         C’était à Tuksé Rimpoché que Boris voulait remettre le sort du voyage entrepris.

         L’ancre de la détermination était jetée, l’attachement primaire sûr.

 

         Le petit train du dix-neuvième siècle gravissait lentement, mètre à mètre, les premiers contreforts de l’Himalaya. Il avait quitté la plate plaine du Bengale pour venir cheminer à travers la jungle s’élevant au-dessus des cultures. Des porteurs de bois tendre patientaient sur les planchers des quais de fortune, bâtis grossièrement le long des quelques villages traversés. Ils attendaient.

         Au fur et à mesure de la montée, les forêts de hauts arbres firent place aux obscurs rhododendrons. Les familles de singes s’écartaient des voies, laissant passer le pesant convoi. Et puis, au sortir de la jungle, les « tea gardens » domestiqués remplacèrent les troncs tortueux.

         En dépassant les deux mille mètres d’altitude, il se mit à faire très froid. Des femmes fermèrent quelques volets de bois. Une demi obscurité envahit le wagon.

         L’humidité pénétrait cruellement les vêtements des passagers du train des brumes.

 

 

 

         La locomotive s’arrêta à quelques kilomètres de Darjeeling, face à un monastère qui dominait la vallée. De très nombreux Tibétains s’y trouvaient rassemblés de part et d’autre de la voie ferrée. Il sembla à Boris que cette foule disciplinée assistait à une cérémonie funèbre. Boris concentra toute son attention sur cet événement.

         Il découvrait là son premier monastère tibétain, la corde était lancée vers le fond du puits. A Boris de s’en saisir.

         Et le train repartit pour sa lente montée tandis que les premières lumières commençaient à éclairer la ville.

 

 

 

         Cela  se passait du côté du Sikkim, pas très loin de Darjeeling.

         L’air, la jungle, tout suintait d’une chaude humidité. Boris déboucha par hasard sur une bâtisse cachée au cœur de la jungle sombre et luisante. La grande maison se dressait sur les flancs d’une montagne fermée en cul de sac au fond duquel jaillissait une lumière furieuse.

         C’était un rêve.

 

         Boris passa sous l’arcade qui enjambait le chemin menant aux marches de l’escalier. Il gravit lentement les marches  mouillées.

         Boris se retrouva face à un gros chien noir au poil hérissé. Un chien féroce.  Il était mou, désossé. C’était un vieux chien.

         Une chaîne longue le retenait. Il gardait la terrasse qui s’étendait au pied de la bâtisse. Le chien mou au poil sec exhibait, dans une attitude menaçante, ses crocs acérés. Boris joua avec lui. Boris joua avec le féroce chien enchaîné.

 

         Plusieurs bandits surgirent alors de la jungle humide et s’élancèrent sur la terrasse.

         Boris perdit toute spontanéité et s’englua dans une indécision insupportable. Que leur dire ? Sûrement les prier de ne pas commettre de méfaits, simplement.

         Boris lâcha l’animal féroce qui habitait en lui et cria au chien : « Attaque ! Attaque ! »

 

         Quelqu’un, derrière lui, un peu en retrait, parla d’une voix calme et posée.

         C’était un lama qui lui annonça qu’il venait de faire le mauvais choix.

         La bâtisse apparaissait maintenant ornée de ses drapeaux à prières. C’était un monastère tibétain.

         Le chien était élastique, avec le poil hérissé sec. La chaîne était longue, assez, pour jouer avec le féroce.

 

         Le féroce n’était autre que « le chien qui montre ». Sa première leçon se devait d’être féroce.

         Boris avait joué avec le maître du jeu qui le faisait passer d’un côté à l’autre du miroir.

         Au sortir de la jungle commençait la jungle, tantôt chaude et humide, tantôt humide et froide.

        

         La chaîne était longue, assez, pour jouer au féroce. Boris cherchait maintenant la porte du monastère. Il cherchait avec la détermination d’un aveugle à retrouver la lumière du lama qui savait.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 5

 

 

 

 

 

         Boris cherchait maintenant à rencontrer Tukse Rimpoche.

         Il errait à travers Darjeeling, interrogeant les passants. Les Indiens et les Népalais qu’il rencontrait l’observaient d’un air circonspect. Ils ne connaissaient pas la personne dont l’étranger répétait inlassablement le nom, modulant sans cesse son accent pour essayer de lui donner une consonance plus autochtone.

 

         Boris atteignit l’extrémité de la ville, là jusqu’où la montagne s’avançait au-dessus des plaines. Il se dirigea vers un couple dominant les étendues inférieures. Il alla les trouver, sa question sur les lèvres. Où donc pouvait-il rencontrer le Maître ?

         La Tibétaine et le jeune Européen se retournèrent au son de sa voix. Il découvrit leurs yeux empreints d’une infinie tristesse. L’homme s’adressa à Boris comme à un frère de malheur, la voix tremblante. Il annonça par des mots lourds et lents, la nouvelle : Tuksé avait quitté ce monde depuis déjà deux jours.

         Leurs trois regards restèrent plongés les uns dans les autres, mêlés les uns aux autres.

         La porte s’effondrait.

 

         Boris resta pétrifié sur place, submergé à son tour par une écrasante vague de tristesse. Il était trop tard. La fatalité. L’ordre de cheminement de l’univers. Le départ du Maître le blessait profondément.

         Il se heurtait à l’évidence de la catastrophe que la disparition du Maître représentait pour lui.

         Boris comprenait que sa propre essence venait de perdre un compagnon de toujours, le guide qu’il n’avait jamais eu le temps de rencontrer mais qui l’avait pourtant épaulé tout au long des années écoulées.

         La clarté de l’étoile s’était estompée.

         Une brèche large s’ouvrit dans le cœur de Boris et il lui sembla peser le poids de la souffrance de ce monde.

         Sa propre souffrance n’avait plus d’importance. Elle se noyait dans l’opacité de l’ignorance tentaculaire. Maladie, vieillesse et mort s’aggloméraient en une charge asphyxiante.

 

         Nalini avait offert la pierre blanche à Boris, le premier jalon. La pierre refermait peut-être le cristal qui lui blessait maintenant le cœur. Rien ne pouvait être possédé, pas même l’espoir.

         Boris laissa les amis de la détresse à leur silencieuse contemplation, le regard abandonné sur la vallée qui s’étendait au pied des montagnes. La plaine du Bengale, tout en bas, était noyée dans les brumes.

 

 

 

         Le petit train à vapeur, deux jours auparavant, avait fait halte devant le monastère de Tukse Rimpoche. Boris assista sans même s’en douter aux rituels de funérailles du lama qu’il était venu rencontrer.

         Boris était arrivé à Darjeeling le jour de la mort de Tukse Rimpoche…

 

 



 

Chapitre 6

 

 

 

 

 

         Boris acceptait douloureusement la dépose de l’enveloppe corporelle. Il lui semblait que la somme des Effets le forçait à entrer en une étrange et inconnue communion. La raison s’y fourvoyait.

 

 

 

         Boris avait déjà glissé en rêve lorsque sa sœur lui posa la question :

 

Il ne savait que répondre à cette interrogation sans issue.

 

         Ils poursuivirent pensivement leur lente promenade sous le soleil. Ils longeaient la pièce d’eau de ce vaste jardin attenant au château. La lumière inondait cet après-midi du dix-huitième siècle.

         Leur grand-père était mort bien avant qu’ils ne soient nés.

 

         Et puis, il y eut l’église, l’enterrement.

         Il s’agissait de l’enterrement du grand-père qu’ils n’avaient jamais connu.

 

         Boris assistait à la cérémonie un peu à l’écart, un peu par hasard, du fond de l’église. Une foule dense et monochrome avait envahi la nef.

         Le cercueil était grand ouvert, son contenu exhibé. L’on pouvait voir le corps d’un cadavre en décomposition.

         Anne, accompagnée de deux autres personnes que Boris n’arrivait pas à reconnaître, détachait des lambeaux de pourriture pour s’en repaître. Le visage du cadavre devenu méconnaissable disparaissait par fines bribes de peau. Plus aucun lien ne retenait la chair putréfiée.

 

         Boris était horrifié par ce macabre spectacle.

         Sa sœur ne semblait éprouver aucune répugnance. Son visage restait calme,serein.
         Elle rendait grâce à son grand-père.

         C’était « La Cène ».

 

         Quelqu’un s’insurgea à la vue de cette scène. Boris se jeta sur l’inconnu pour protéger l’acte. Il frappa l’imbécile qui n’avait pas su réaliser la signification de la repoussante image.

         Il ne la comprenait pas non plus, pourtant.

 

         Il se lisait dans l’éclat des yeux d’Anne, une compassion absolue, libérée de toute souillure qui outrepassait la vision d’horreur.

         Anne aimait Grand-père.

 

 



 


 

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