Chapitres 10 à 12

 

 

 

 

Chapitre 10

 

 

 

 

 

         Boris redescendit le lendemain vers Jomosom. Il rechercha vainement Jeff qui restait introuvable.

         Le ciel s'était couvert. Un vent encore plus violent que ceux qu'il avait endurés le retenait dans sa marche. Boris avait peine à avancer. Derrière lui, la montagne se refermait.

         Le voyageur s'engouffra dans la vallée de la Kali Gandaki. Le vent y était terrible. Un chien de bonne taille qui dormait paisiblement fut retourné par une rafale de vent. Des nuages chargés de neige le suivaient. Les dragons de la mythologie grondaient derrière les hautes montagnes, comme s'ils cherchaient à reprendre ce que Boris venait de découvrir.

         Boris fuyait...

 

 

 

         Le rêve du secret des glaces se passait au Mexique.

         Boris traînait dans les ruelles du blanc village. Une chaleur écrasante anesthésiait la vie. Le blanc village était désert.

         Le rêveur passait d'une maison à l'autre, suivant le dédale des portes contiguës. Tous les chemins semblaient mener vers un même aboutissement.

         Boris arriva dans la pièce blanche qui servait de cœur au village. Il y avait là, le cadre d'une moto rouge. La moto devait être infiniment puissante. Le village vide des hommes était désert.

         Au cœur du village vide et désert des hommes, il n'y avait que le cadre d'une puissante moto rouge.

 

         Boris glissa du village pour suivre le chemin de la montagne. Il voulait monter jusqu'aux neiges éternelles. Il marchait, seul, poussé par ses émotions.

         Bientôt, les glaciers furent là. Il s'agenouilla à leurs pieds.

         Boris toucha la glace et en saisit un gros cristal.

         Il découvrit un embryon animal vivant au cœur du cristal. Il ramassa un second cristal de glace et y trouva un embryon minéral.

         Boris était fasciné par la découverte de la NAISSANCE.

 

           Boris se hâta ensuite de redescendre vers la vallée. La montagne coulait sous l'empreinte de ses pas. Il fuyait un glissement de terrain qui l'invitait à quitter ces contrées. Le flot des terres brunes ne voulait pourtant pas l'absorber. Juste le pousser.

         La montagne se métamorphosait en une force hostile, toute-puissante, oubliant son instant d'ouverture.

 

         Boris gardait, caché au cœur de son être, le merveilleux secret de la vie. La montagne lui soufflait de le taire. Les terres qui glissaient étaient le sceau du silence.

         La montagne se refermait.

         Boris fuyait.

 


 

 

 

 

 


Chapitre 11

 

 

 


           La neige recouvrait presque les pas de Boris qui dut accélérer son allure pour garder une demi-journée d'avance sur les flocons blancs. Il dévalait les pentes pour fuir l'étreinte blanche.
           Après trois jours de course forcée, la neige fit place à la pluie. Boris venait de quitter la haute vallée de la Kali Gandaki pour filer vers la riante vallée de Tatopani. Pourtant, dès qu'il atteignait l'étape du soir, le ciel déversait des torrents d'eau, comme si la montagne ne pouvait relâcher sa pression sur le voyageur.
           Boris quitta le chemin qu'il avait suivi à l'aller. Il bifurqua vers une route moins fréquentée par les touristes. Il pensait pouvoir ainsi esquiver les postes de contrôle qui jalonnaient les chemins de randonnée. Il lui fallait éviter les surprises désagréables que réservait un permis de trekking arrivé à expiration.

         Boris découvrit avec stupéfaction d'incroyables embouteillages humains. De nouveaux porteurs qui descendaient des montagnes venaient inlassablement grossir le flux des marcheurs. Les solides Népalais appliquaient à merveille la technique des fourmis, avançant à la queue leu leu et respectant une circulation alternée qui échappait à l'entendement de l'étranger. L'étroite piste s'étirait encore, au gré des collines qui bordaient les Annapurnas.
         Boris parvint finalement à Pokhara, après deux cent cinquante kilomètres de périple dans la montagne.

 

           Il s'était installé dans un petit lodge du côté du lac Phewa.
           Boris passait là de paisibles moments à jouir d'un repos simple.
Chaque soir, il regagnait le lodge en suivant un chemin creux où paressaient de paisibles buffles noirs. Un jour, un enfant qu'il venait de croiser sur le chemin, l'appela. Boris se retourna. Il était étonné que cet enfant l'ait hélé pour lui montrer des oiseaux, d'autant plus que les riverains d'ici restaient toujours distants. Le petit Népalais tendit son doigt vers la cime d'un gros arbre. Trois grands vautours étaient posés sur une branche. Une corneille arrachait les plumes de l'un d'eux.
           Aussitôt, sans comprendre pourquoi, Boris eut la certitude que l'enfant venait de lui donner « le signe ».
           Ces trois vautours étaient donc pour lui...

           Le soir même ; Boris fut pris d'une très violente dysenterie infectieuse. La mauvaise maladie dura les trois semaines qui suivirent.
          C'était bien la réponse au mauvais présage des trois vautours que dérangeait la corneille.

           Boris quitta Pokhara le lendemain, se traînant comme un zombie, pour rejoindre Kathmandu.

 

 


 

 

 

Chapitre 12

 

 

 

 

 

         La maladie envahissait Boris. Son visage se creusait et bientôt tout son corps fondit. Il se sentait habité par une chaleur étrangère qui dévorait, pour les rejeter, tous les liquides de son être.

         Paradoxalement, Boris gagnait en calme et en lucidité. La maladie minait ses rigides enceintes d'Européen pour laisser l'étrange atmosphère de Kathmandu l'envoûter. Il s'ouvrait à la ville. Ses pas lents le conduisaient à travers le dédale des dizaines de temples, de lieux saints hindouistes en sanctuaires bouddhistes. Ici, la mystique et le quotidien se mêlaient en parfaite symbiose. Bazars et temples se côtoyaient, se pénétraient. Les divinités émergeaient du flux des paysans qui venaient fleurir les marchés.

         Boris se noyait parmi la douce foule aux saveurs sucrées et chaudes. Son état de faiblesse semblait amplifier démesurément ses perceptions. La maladie lui offrait la ville mystérieuse.

         Boris, durant un mois, dériva au gré de ses instincts. La tenace maladie ne voulait le fuir. Au contraire, elle s'accrochait avec plus d'ardeur, limitant peu à peu, les déambulations du voyageur « ébréché ».

         Boris passait des journées entières, immobile, assis sur les marches des temples à degrés, à écouter, voir et sentir Kathmandu la sublime.

 

         C'est au cours de cette période, quand son corps fut moins résistant au mystère, que Boris découvrit le Rêve. La déchirure qui le sépara alors de la réalité ordinaire survint avec une intensité hors du commun. A chaque fois que l'événement se produisit, il ressentit comme un coup de buttoir extraordinaire, et plusieurs jours furent nécessaires à son rétablissement. Il ne pouvait s'agir, là, des rêves communs du sommeil.

 

         Boris bascula ailleurs. Quand il entra dans le Rêve, il comprit immédiatement qu'il ne rêvait pas. Il sauta brutalement plusieurs échelons dans sa pratique de l'art du rêve. Il pénétrait dans une réalité nouvelle, insoupçonnable malgré son habitude à jouer des rêves.

         Boris alla plus loin que ne l'avaient jamais portés ses songes. Il s'amusait déjà, auparavant, d'une relative maîtrise du rêve. Prendre « conscience de rêver » était le fruit d'une pratique assidue de yoga. Il l'avait travaillée bien des nuits, pour se soustraire à la masse opaque du songe éphémère et acquérir la fluidité de l'observateur libre. Il avait gagné de vivre une réalité autre, plus perceptible encore que la réalité diurne. Il était devenu le témoin tantôt actif, tantôt passif, de folles situations, de voyages en contrées lointaines et vierges. Il restait éveillé, conscient de s'être laissé sombrer dans le sommeil pour surgir dans une réalité immense.

         Boris avait appris à guider ses escapades nocturnes. Il les dirigeait pour retrouver des personnages, des lieux ou des situations qui le questionnaient. Cette pratique lui permettait de jouir à nouveau de circonstances particulières, de les pousser plus loin que ne l'avait autorisé la quotidienneté. L'Intention devait emplir le vide mental. Parfois, l'inconscient du rêveur venait prendre possession de ce vide, et perdre Boris loin de sa destination. Il lui arrivait aussi de laisser libre cours à la fantaisie de son mental débridé. Il gardait alors sa lucidité et s'engageait de tout cœur au sein de la nouvelle réalité qui lui était offerte. Les expériences qu'il vivait en ces nuits, venaient grossir le flux de ses émotions et alimenter ses connaissances.

         La chaleur fauve de Kathmandu et la maladie déréglèrent le mécanisme minutieusement élaboré. Elles cassèrent le rêve de Boris et le livrèrent au Rêve.

 

         Une nuit, Boris entra brutalement en Rêve.

         L'instant d'avant était oublié, comme s'il n'y avait pas de continuité dans le temps. Boris vivait maintenant là, apparaissant soudainement dans un présent qui semblait naître de la rencontre improbable des choses et des gens.

         Il se trouvait dans une petite chambre, en compagnie de deux Tibétains. En Europe, peut-être. Deux lits occupaient quasiment tout l'espace de la petite chambre. L'un des hommes siégeait rigidement sur celui de droite. Sa présence importait peu Boris. Toute son attention était retenue par l'autre homme, assis sur le lit de gauche. Le Tibétain affichait superbement sa jeunesse, élégamment vêtu à la mode occidentale. Il était absorbé par d'anodins travaux de couture. Le rêveur se découvrit assis à ses côtés.

         Boris avait conscience « d'être en rêve ». Il se savait dormir sur sa paillasse mais parallèlement, il se trouvait en un lieu différent, dans une expérience nouvelle. Boris pouvait contrôler toutes ses sensations et agir comme en toute autre situation ordinaire. Il se laissa entraîner d'emblée à jouir de ce présent.

         Le jeune Tibétain l'impressionnait considérablement. L'inconnu attirait à lui son être intérieur. Boris sentait s'établir un pont d'une force nouvelle entre eux. Cette impression au niveau de son ventre ne cessait de s'amplifier à mesure qu'il intensifiait l'observation du Tibétain. Il lui sembla que ses yeux ne voyaient plus mais qu'ils s'emplissaient de son voisin par une vision totale à l'aide de sens inconnus.

         L'homme paraissait être âgé de vingt cinq ans. De puissants muscles dessinaient son corps et venaient adoucir sa forte stature. Son visage rond laissait lire l'image de l'état de sérénité qui l'habitait. Le corps entier du jeune homme rayonnait de cette puissance qui ne pouvait provoquer qu'admiration et respect.

         Il connaissait tout, s'était détaché de tout.

         Il inondait la chambre de sa claire présence.

         Sans pouvoir le quitter du regard, Boris imaginait le second Tibétain, plongé dans la même contemplation. Le rêveur se sentait infiniment humble. Il savait qu'il vivait un instant unique, une rencontre capitale.

 

         Le jeune Tibétain continuait son ouvrage. Il livrait la leçon en se laissant palper des sens découverts. Au travers de son occupation tout à fait ordinaire et sans prestige, il offrait en partage son calme et son immense force intérieure. Par delà ces directes sensations, Boris commençait à découvrir un enseignement obscur dont des notions de simplicité et d'humilité prenaient déjà forme.

         L'apprentissage visait l'être entier et non pas l'intellect seul.

 

         L'homme savait que le rêveur avait les yeux rivés sur lui, subjugué par la puissante émotion qui l'étreignait.

         Boris s'entendit dire à haute voix : « Voilà mon Maître ». Cette vérité traversa les deux réalités parallèles.

 

         Un adolescent entra alors dans la chambre. Il jeta une robe de moine sur le lit.

         L'homme était un lama Tibétain...

 

 

 

         Comme à l'accoutumée, le soir suivant, Boris s'installa en posture de demi-lotus. Il avait l'habitude de s'asseoir dans cette position pour méditer. Il débarrassait alors son esprit d'un surplus d'émotions et se laissait envahir par un profond calme.

         Avant de se coucher, il se concentrait sur une image ou une pensée pour diriger ses rêves vers une orientation précise.

 

         Le rêve qui advint, Boris l'avait cherché, peut-être même provoqué. Son issue montra bien que le travail de concentration fut complètement dominé par l'événement auquel il fut confronté. Boris pouvait jouer de l'étincelle qui amenait le rêve mais restait à la merci de son contenu.

 

         Boris s'était endormi, concentré sur l'idée de retrouver le lama « couturier ». Il se sentait prêt à s'engager sur la voie que lui ouvrait le jeune homme.

         Il découvrit rapidement un Tibétain. Le rêveur jubilait d'avoir atteint aussi aisément son but. Bien vite, il comprit que l'homme n'était pas celui vers qui il espérait avoir été propulsé. Ce lama paraissait d'âge mûr, la cinquantaine peut-être. La déconvenue fut de courte durée. Il escomptait, coûte que coûte, s'octroyer un entretien avec l'inconnu à défaut de rencontrer le lama « couturier ».

 

         Boris chercha le regard de l'homme. Celui-ci avait les yeux tournés sur le côté, ignorant la présence du rêveur intrépide. Boris se sentit cruellement vexé de ne pas être pris en considération. Le lama ne prêtait aucune attention au voyageur qui avait tant de choses de prime importance à lui demander. Boris était avide de réponses. Il en éprouvait un réel besoin pour se réconforter et être dirigé sur la bonne route. Il se sentait fort cependant. Cette force se gonflait en orgueil.

         Le lama l'ignorait toujours.

         Boris persistait à guetter ses yeux, prêt à saisir l'instant où l'homme daignerait le remarquer. Ce dernier, impassiblement, les gardait grands ouverts sur la même direction, insensible aux supplications du rêveur.

         Soudainement, Boris s'aperçut que l'un des yeux du lama avait pivoté, happant avec force toute son attention, pour venir le percuter en pleine face.

         Puis tout alla très vite. A l'instant où il vit cet œil devenu démesuré, il ressentit brusquement quelque chose d'extraordinaire fissurer son être.

         Boris se découvrit tel qu'il voulait paraître et simultanément, tel qu'il était. Il faisait face au miroir parfait, celui dans lequel on se découvre avec toute l'intransigeance de la vérité.

         En un même éclair, son corps se liquéfia en une forte implosion. Ses chairs n'avaient plus de consistance, elles se concentraient en flots violents sur son ventre. Son enveloppe n'était que mer démontée et Boris contempla sa mort...

         Boris accepta la mort et s'y abandonna, sans résistance. Cette fin lui semblait être un soulagement après s'être heurté au miroir parfait. Il allait laisser son esprit se finir en sanglots...

 

         Aussitôt, le lama se métamorphosa. Son visage s'éclaira d'un sourire radieux puis il se mit à rire de tout son cœur, stoppant net le débordement dans lequel Boris venait de sombrer.

         Le Tibétain s'effaça du rêve aussi rapidement qu'il avait surgit, laissant Boris à ses larmes ravalées.

 

         Boris quitta le rêve à son tour, complètement bouleversé. Il nageait dans son lit inondé de toute l'eau perdue. Il revoyait l'ensemble de l'événement si soudain : l'œil, l'implosion, les flots et la mort à laquelle il venait de se soumettre.

         A l'instant où l'œil s'était fiché en lui, son esprit avait été trop exigu pour contenir les visions du miroir. Elles réapparaissaient maintenant, s'écoulant de son être meurtri. Boris avait vu défiler le cours de sa recherche et réalisé, d'un regard clair, l'état d'esprit impropre qui guidait ses pas et la profondeur de sa vanité.

         Il lui semblait se souvenir d'avoir imploré le pardon du lama en s'abandonnant à son sort. C'est alors que le lama avait souri, avant de disparaître dans un tonnerre de joyeux rires.

         En vivant la première étape de la mort, Boris avait prit conscience de sa pauvre insignifiance et de l'obscurité dans laquelle il se mouvait. 

 

 

 

         Nalini dit :

         « La rencontre avec un œil, le troisième, la perle divine, la graine, le point de notre origine, de notre moi qui n'est pas de ce corps voué à la dissolution ».

 

 

 

         Au matin, Boris se réveilla plus faible que les jours précédents. Il se sentait désincarné, encore ébranlé par le choc qu'il venait de subir. Une énergie sourde le poussa néanmoins à se mouvoir, pour tenter de dissiper le violent malaise qui l'habitait. Il partit, de son pas de somnambule, errer dans les ruelles de Kathmandu.

         Boris marchait sans but, cherchant à comprendre l'expérience vécue. Il alla boire machinalement le verre de lait qu'il savourait chaque matin. Il avait besoin de sentir la chaleur des Népalais entassés autour des deux grandes tables de bois. Le liquide blanc bouillonnait toujours dans l'énorme marmite. Un enfant agitait inlassablement la masse fumante. L'odeur épaisse du lait de buffle s'élevait pesamment de la marmite et se redéposait grassement sur les tables lourdes. Ici, il n'y avait pas d'étrangers, juste des hommes simples, embrumés de vapeurs de lait chaud.

 

         Boris marchait, aveugle, au milieu des temples souverains. Il se perdit ensuite dans les bazars. Ses pas le menèrent sur une place où stationnaient des taxis. A l'arrière d'une voiture sans chauffeur, se tenait un lama.

         Boris le regarda droit dans les yeux.

         Il cherchait à retrouver le sentiment d'arrogance qu'il avait montré pendant le rêve. Il sentit son faciès se métamorphoser, changer d'expression et ses traits prirent le rictus d'un défi vital.

         Le lama dépassa ce regard acéré et son visage se transforma en un véritable bloc de glace qui fit front à l'agression.

         Boris s'enfuit rapidement, en baissant les yeux. Il ne pouvait soutenir la puissance de ce regard lui faisant écho.

         Il éprouvait pourtant un soulagement à avoir lancé ce défi réflexe : le lama présent ne l'avait pas condamné et le laissait à son univers d'aveugle...

 

 

 

 

 

 

 

 

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